Biographie

Qui était Raphaël Salem ?

Préface [1] de Antoni ZYGMUND
extraite de Oeuvres mathématiques de Raphaël SALEM
parues chez Hermann en 1967.

 

  Raphaël SALEM est né le 7 novembre 1898 à Salonique en Grèce [2]. Il est décédé [3] à Paris le 20 juin 1963. Ses aïeuls avaient quitté l'Espagne quelques siècles plus tôt et les traditions espagnoles étaient restées vivaces très longtemps dans sa famille, mais il y parlait italien et français. Le père [4] de Raphaël était un juriste très connu spécialiste des problèmes internationaux et conseiller de plusieurs gouvernements.

  À Salonique, Raphaël alla à l'école italienne. Quand il eut 15 ans, sa famille s'installa à Paris. Il fréquenta le lycée Condorcet où il obtint deux ans plus tard le baccalauréat. Après cela, et probablement sous l'influence de son père, pour qui il eut toujours une grande admiration, il entra à la faculté de droit de Paris. Il obtint en 1919 une licence en droit. Il faillit obtenir un doctorat en droit mais finalement y renonça. Une des raisons est que, simultanément à son droit, il étudia les mathématiques avec Jacques Hadamard et que son intérêt pour cette discipline croissait alors que celui pour le droit diminuait. En 1919 il obtint une licence ès sciences à la Sorbonne, et en 1921 le diplôme d'ingénieur des Arts et Manufactures de l'École Centrale.

  Après ses études universitaires, vint le temps d'exercer une profession. Raphaël Salem prit la décision, encore probablement sous l'influence de sa famille, de travailler dans une banque. De 1921 à 1938, il travailla à la direction de la Banque de Paris et des Pays-Bas et en devint l'un des directeurs en 1938. En 1923, il épousa Adriana Gentili di Giuseppe [5]. Ils eurent trois enfants : une fille, Emmanuelle, et deux garçons, Daniel et Lionel [6].

  Malgré ses préoccupations professionnelles, l'intérêt de Salem pour les mathématiques alla croissant et avec le temps apparut son goût pour la recherche en mathématiques. Il y consacra la plupart de ses instants de loisirs, y travaillant principalement le soir. Il fut attiré par les séries de Fourier et son intérêt pour ce sujet ne diminua jamais durant toute sa vie. Tous les papiers qu'il publia avant la guerre traitaient des séries de Fourier. Déjà ses premiers papiers faisaient preuve de talent et d'originalité et contenaient des résultats importants ; tous se caractérisaient par une présentation élégante. Quoiqu'il lût la littérature usuelle traitant des séries de Fourier, apparemment il travailla tout seul. En tout cas, ses publications de l'époque ne mentionnent aucune collaboration, à l'exception d'un article écrit avec Józef Marcinkiewicz qui fut de passage à Paris en 1939. Mais il bénéficia des considérables encouragements du professeur Arnaud Denjoy pour lequel il eut toujours beaucoup de respect et de gratitude et avec qui il garda des contacts personnels toute sa vie. Sur l'insistance de Denjoy, Salem décida finalement de présenter une thèse en mathématiques. Il obtint le titre de docteur ès sciences mathématiques en 1940 [7], peu après la déclaration de guerre. Cette thèse contient, avec des modifications mineures, les papiers qu'il avait publiés dans les Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences.

  En 1939, après la déclaration de guerre, Salem fut mobilisé et affecté au deuxième bureau de la direction générale des armées françaises. Peu après, il fut envoyé en Angleterre comme assistant de Jean Monnet et ensuite à la direction du Comité Franco-Britannique de Coordination. En 1940, il fut démobilisé et peu après partit rejoindre au Canada sa famille, qui avait entre temps réussi à quitter la France. Quelques mois plus tard, il s'installa à Cambridge dans le Massachusetts.

 Ce fut le commencement d'une nouvelle période pour ses travaux mathématiques. Le diplôme qu'il avait obtenu une année plus tôt lui fut précieux. En 1941, il fut embauché comme lecturer en mathématiques au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Bien qu'il n'en eût aucune expérience préalable, ses tâches d'enseignement ne lui posèrent aucun problème. Il était un professeur né, heureux d'enseigner, bien qu'au début ce fût un effort pour lui de le faire en anglais. Il avait un style personnel, combinaison de verve, de naturel, de précision et d'élégance. Ainsi il pouvait expliquer l'essentiel des choses sans avoir recours aux calculs. Cela suscitait l'admiration de ceux qui suivaient ses conférences et connaissaient les difficultés inhérentes aux présentations mathématiques.

  Cambridge était le lieu idéal pour qui avait des préoccupations mathématiques comme Salem. Au MIT comme à Harvard, il y avait des gens s'intéressant à l'analyse de Fourier (Norbert Wiener était alors professeur au MIT), et non loin de là, beaucoup d'autres comme moi-même avaient des intérêts semblables ; mentionnons particulièrement ici le professeur Jacob. D. Tamarkin, décédé en 1945, de Brown University qui eut beaucoup d'élèves et dont l'un des principaux mérites fut de stimuler aux États-Unis les recherches sur les séries de Fourier. Les intérêts et les talents mathématiques de Salem s'épanouirent pleinement à Cambridge et il se plongea dans la recherche mathématique. Ce qui avait été un violon d'Ingres devint une profession. Il s'attaqua à nombre de problèmes et eut des succès dès le départ.

  Il réussit aussi dans ses relations personnelles. Son intelligence remarquable (rappelons que durant sa jeunesse il étudia simultanément dans plusieurs écoles) séduisait, de plus il possédait un charme personnel et une convivialité naturelle. Il avait un grand sens de l'humour, une expression orale vive et une conversation toujours intéressante. De plus, c'était une personnalité chaleureuse sensible aux difficultés humaines. Rien en lui ne rappelait les lieux communs relatifs à un banquier, même si les longues années où il le fut avaient laissé sur lui quelques traces : il était lucide dans ses opinions, clair et direct dans leur expression. Il collaborait scientifiquement avec beaucoup de personnes , cette collaboration évoluant habituellement vers des relations personnelles amicales. Il appréciait beaucoup la compagnie des jeunes (il dit une fois qu'il n'y avait aucun substitut à la jeunesse) et il pouvait passer de longues heures avec des étudiants pour leur expliquer un problème. En retour, ils étaient attirés par lui.

  On doit aussi mentionner un trait de son caractère qui complète bien son sens de l'amitié : son hospitalité. C'était naturel chez lui et il en faisait facilement l'usage, et ses nombreux amis l'acceptaient volontiers. Sa maison de Brattle Street était un lieu familier de tous les mathématiciens de Cambridge et de bien d'autres. Il en fut de même quand il retourna à Paris.

  Salem s'intéressait à beaucoup d'autres choses que les mathématiques, et spécialement à la musique ; il jouait du violon, et durant beaucoup de ses séjours à Cambridge, il joua dans un quatuor (occasionnellement avec Tamarkin qui était un pianiste accompli). Il avait aussi un goût certain pour les Beaux-Arts et la littérature ; ainsi quand il quittait Cambridge (il aimait voyager) que ce soit pour rencontrer des amis ou donner des conférences (et il eut beaucoup d'invitations), il emmenait avec lui des livres comme « La Divine Comédie » de Dante, les « Essais » de Montaigne ou les « Maximes » de La Rochefoucauld pour lire au lit. Il appréciait et se réjouissait des bonnes choses de la vie. Il pratiquait aussi des activités sportives comme le ski et l'équitation.

  Cette période de guerre avec ses anxiétés, ses dangers, ses tragédies personnelles ne pouvait pas être une période heureuse pour quiconque, et la famille de Salem ne fit pas exception (son fils aîné s'engagea dans les Forces Françaises Libres, et prit part au débarquement des alliés dans le sud de la France ; le père de Salem mourut à Paris en 1940, mais la mère de R. Salem, sa soeur, le mari de cette dernière et leur fils furent déportés ; tous périrent dans un camp de concentration). Alors la vie paisible que lui et sa famille eurent à Cambridge, les relations amicales de ses nombreux amis et la possibilité de se concentrer sur ses travaux mathématiques étaient la meilleure chose qui puisse lui arriver dans ces circonstances.

  En 1945, 1946 et 1950, Salem fut successivement promu au MIT assistant professor, associate professor et full professor ; entre 1942 et 1946, il fut aussi visiting lecturer à Harvard et en 1953 visiting professor à Stanford. Mais comme presque tous les Français qui s'étaient exilés pendant la guerre, il envisageait de retourner en France. À partir de 1946, il prit l'habitude de venir au second semestre à Paris, donnant d'abord une série de conférences, puis des cours réguliers. En 1950 il fut formellement attaché à l'Université de Caen [8] et devint professeur de l'enseignement supérieur dans les cadres enseignant à l'étranger, mais conserva ses liens avec le MIT et passa les premiers semestres de chaque année scolaire là-bas. Ce ne fut qu'en 1955, devenu professeur à la Sorbonne, qu'il résida de manière permanente à Paris. Il y resta jusqu'à son décès.

  Cependant il appartenait autant aux mathématiques américaines qu'aux françaises, et il se sentait aussi à l'aise en Amérique qu'en France. Pour ses travaux mathématiques, ses meilleures années furent probablement celles qu'il passa en Amérique, où il influença considérablement ses étudiants et le champ de leurs recherches. Il laissa derrière lui une tradition mathématique et une thématique qui ont survécu à son départ.

  Son retour à Paris fut aussi important pour la renaissance des séries de Fourier en France. Après les résultats fondamentaux de Henri Lebesgue au début du siècle et exceptés les travaux d'Arnaud Denjoy et Szolem Mandelbrojt plus tard, le sujet semblait avoir presque disparu des mathématiques françaises (il peut apparaître ironique de mentionner, qu'après tout, le domaine entier porte le nom de Joseph Fourier). La série de conférences que Salem donna à la Sorbonne en 1948 (« Sur certains problèmes non-résolus concernant les séries trigonométriques ») attira une attention considérable et fut suivie par nombre de jeunes qui devinrent d'éminents mathématiciens. Ces conférences, comme les nombreux cours qu'il donna plus tard à Paris sur des aspects variés de la théorie des séries de Fourier, furent probablement la première cause de la renaissance de ce sujet en France, et de l'important succès mathématique qui suivit cette renaissance.

  Son principal intérêt fut toujours les séries de Fourier. Mais le sujet a une originalité découlant de son histoire : il a tant d'applications et est associé à tant d'autres domaines mathématiques qu'il est presque impossible (et sans doute stérile) de travailler strictement sur ce sujet, aussi on est invariablement entraîné dans d'autres directions comme les variables réelles ou complexes, l'analyse fonctionnelle, les probabilités, la théorie des nombres, etc. Dans le cas de Salem, ce furent les liaisons entre les séries de Fourier et la théorie des nombres qui précocement suscitèrent son intérêt et sa plus grande prouesse fut dans ce domaine.

  Le sujet a une longue histoire et les résultats initiaux remontent à Godfrey H. Hardy et John E. Littlewood qui, il y a plus de cinquante ans [9], étudièrent les approximations diophantiennes et leurs relations avec les séries trigonométriques. Plus tard, Dimitrii E. Menshov, Nina K. Bari et Aleksander Rajchman rencontrèrent quelques problèmes similaires dans leur étude des ensembles d'unicité en théorie des séries trigonométriques. Le travail de Rajchman a une signification particulière ici car il semble avoir été le premier à réaliser qu'en ce qui concerne les ensembles de mesure nulle rencontrés en théorie des séries trigonométriques (principalement dans l'étude des ensembles d'unicité) c'est moins les propriétés métriques [10] que les propriétés arithmétiques qui importent. Ces faits ne furent pas une révélation mais il fallut longtemps pour assimiler ce point de vue de théorie de la mesure et cesser de considérer les ensembles de mesure nulle comme nécessairement négligeables (naturellement, un processus semblable apparut dans d'autres parties de l'analyse, mais il semble que, jusqu'ici, ce soit seulement en théorie des séries trigonométriques que l'aspect diophantien soit passé au premier plan). Le travail de Salem fut beaucoup influencé par celui de Rajchman mais il alla beaucoup plus loin, et l'essentiel de son principal résultat dans la théorie de l'unicité est l'une des plus fines réussites en séries trigonométriques des vingt-cinq dernières années.

Antoni ZYGMUND
Paris, avril 1965


[1] La traduction de cette préface vous est présentée avec l'aimable autorisation des Editions HERMANN. Cette traduction et les notes de bas de page sont de Gérard Grancher, avec l'aide de Paul Raynaud de Fitte.

[2] Contrairement à ce qu'écrit A. Zygmund, en 1898 Salonique n'était pas en Grèce. C'est seulement après les guerres balkaniques (1912-1913) que Salonique, devenant Thessalonique, passa de la domination turque au rattachement à la Grèce. C'est à cette époque que la famille de Salem vint s'installer en France.

[3] Raphaël Salem repose dans le cimetière marin de Varengeville-sur-Mer, près de Dieppe en Seine-Maritime. Ce cimetière au bord de la falaise entoure une petite église comportant des vitraux de Georges Braque (1892-1963). Outre celles de ce dernier et de Salem, il comporte les sépultures du compositeur Albert Roussel (1869-1937) et du dramaturge Georges de Porto-Riche (1849-1930). La tombe de Salem porte comme épitaphe une citation de Montaigne : « Si j'avois à revivre, je revivrois comme j'ai vescu ».

[4] Son père se prénommait Emmanuel et sa mère Fortunée.

[5] Adriana était la fille de Frédéric Gentili di Giuseppe, représentant du ministre des finances italien à Paris et grand collectionneur de tableaux de la Renaissance italienne. Marcello, le frère d'Adriana, fut astronome.

[6] Lionel devint professeur de chimie théorique à l'Université Paris-Sud (Orsay). Il est le fondateur du Centre de Vulgarisation de la Connaissance d'Orsay. Il a écrit, avec sa fille Coralie et Frédéric Testard, un très joli livre de vulgarisation : les plus belles formules mathématiques.

[7] En fait 1939 : sur le manuscrit du mémoire est indiquée la date du 16 septembre 1939. Selon le procès verbal d'examen consultable aux archives nationales, étant mobilisé, Raphaël Salem a été dispensé de soutenance. (L'entre-deux-guerres mathématique à travers les thèses soutenues en France. Thèse de Juliette Leloup)

[8] L'Université de Rouen ne fut créée qu'en 1966, le centre universitaire rouennais d'alors dépendait de l'Université de Caen.

[9] Rappelons que ces lignes ont été écrites en 1965.

[10] Ici «métrique» ne renvoie pas à «distance» mais à «mesure» comme c'est encore l'usage en théorie ergodique.